Automne 2018.

Le polygonum cuspidatum, ou renouée du Japon, l’herbacée aux rhizomes vénéneux, a colonisé au fil des saisons les berges de la Senne et l’herbe géante couvre de plus en plus loin et de plus en plus densément le paysage où même les arbres meurent intoxiqués par ce cancer végétal. Du côté de la gare de Buizingen on s’est décidé, trop tard peut-être, à des coupes acharnées. Des amas de longues tiges rougeâtres tapissent le sol à perte de vue… Il n’est pas sûr que les racines qui survivent là-dessous s’épuiseront les premières! Plus loin dans le bois d’Eizingen où s’enfouissent les ruines d’une vieille usine de tissage du coton, Patricia et moi avons planté dans des trouées peuplées d’orties un noisetier et un érable, c’est ainsi que nous sommes: dépositaires furtifs d’espérances dérisoires! Ce travail accompli nous sortons du bois face à l’ouest pour ne rien perdre du flamboiement qui précède le crépuscule. Un grand chêne encore vert surplombe la lisière et quelques platanes au feuillage roux. Entre les bancs de nuages feutrés le ciel s’irradie de rayonnantes lueurs, assorties à la plupart des feuillages qui s’avivent en captant cette lumière. En face sur la rive gauche de la Senne, un large hêtre pleureur, pour nous inaccessible, resplendit tel un brasier de longs rameaux qui pendent par-dessus la rivière jusqu’à caresser l’eau grise, presque noire, où glissent en pointillés dansants les feuilles naufragées. Encadré par des saules au feuillage d’un roux plus clair, le hêtre trône massif, encore très touffu, surmonté par les ressauts des branches bossues qui émergent et où pointent des rameaux hirsutes. « Regarde Patricia, un pigeon perché se planque sous la cime », mais Patricia est toute absorbée à contempler l’incandescence du ciel. A travers l’éblouissante frondaison du hêtre je distingue à peine la silhouette sombre du tronc tourmenté, et derrière se tapissent une caravane grise, sans doute abandonnée, des hangars et un grand camion, par-dessus tournent les pales d’une éolienne et plus loin entre Senne et grand-route de petites maisons s’alignent. C’est le monde, notre monde, qui se cache derrière la profusion d’une beauté qui bientôt se dépouillera d’elle-même. Ici sur le sentier devant la fièvre luxuriante du hêtre, nous ne risquons rien, malgré les fracas des trains d’un côté et les bruits des voitures de l’autre, malgré les renouées qui progressent sur la rive d’aval en amont vers les saules et le hêtre. Malgré les menaces, nous ne risquons encore rien, mais peut-être que cet automne qui conclut une année ardue, aride, avec trop de dérèglements, de flétrissures et de calamités, annonce que tout un pan de vie où grouille une civilisation, celle de notre monde, est en train de mourir, étouffé par des opportunismes vénéneux qu’on tarde à juguler. Ici sur la rive droite, dans une prairie en friche, s’encourent des lapins entre quelques bouleaux et les touffes de ronces, nous les voyons filer, s’agiter frénétiquement du derrière à queue ronde et blanche. Un claquement d’ailes nous surprend, « regarde Patricia, un héron », le grand oiseau s’envole vers l’ultime clarté du ciel où apparaît une pâle demi-lune. Il suffit de quelques minutes et autour de nous tout s’assombrit, le hêtre brasille encore, résiste un peu, puis s’éteint aussi. (2018)

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