La part d’ombre de Momec.

En venant de Froidebise, le chemin forestier s’incurve pour entrer dans la pénombre touffue du bois de Ohey, il est creusé en son milieu d’une ornière si étroite et profonde que les jambes peinent, chevilles de guingois, pour tenir le corps en équilibre sur les bords relevés de terre compacte. Le corps, en cette fin de journée caniculaire, est en outre altéré, engourdi par une longue marche. Le passage obscurci où le regard cherche en vain des repères n’engage pas à l’arrêt, d’autant plus qu’il reste encore à traverser le grand bois. L’envie naît pourtant d’obliquer vers la lisière proche, mais pour rejoindre à gauche la prairie encore baignée de soleil où paissent quelques chevaux il faudrait escalader un talus abrupt. Au bord du chemin un panneau saugrenu annonce « Amour impossible », ce n’est même pas un mystère, des artistes ont parsemé la région d’oeuvres diverses plus ou moins énigmatiques, et ici de surcroît l’oeuvre ne semble pas visible. Quel parage sculpté ou quelle lubie autoproclamée désigne donc cet « Amour impossible ? » Rien n’est en vue, sauf peut-être dans le clair-obscur un penchant sans espoir… ou peut-être sur le talus, parmi quelques charmes aux ramures tortueuses, aux troncs lisses et comme burinés un tas d’herbe séchée qui fermente et dégage une senteur âcre. Un peu plus loin un autre panneau présente « Bois de Roses »: le tronc d’un charme est orné d’une torsade de céramique fanée, une enfilade de fleurs en terre cuite qui au toucher paraissent métalliques. Elles furent roses, j’imagine, les voilà d’un gris équivoque entre le verdâtre et le fantomatique, fleurs de bave durcie découlant d’une branche tout le long du tronc, une oeuvre d’art assez pathétique ceignant l’arbre qui exhibe de proéminentes racines à fleur de talus, comme pour une leçon d’anatomie un ventre béant, les entrailles à vue. Le charme ainsi harnaché est en l’occurrence juste un peu plus droit que les autres du petit groupe, où se mêle l’un ou l’autre chêne… Et nul sortilège, ce sont des charmes buissonnants aux ramures exubérantes, à l’écorce d’un gris-vert lustré, des arbres de pénombre qui portent de denses feuillages à réduire encore plus sous eux la part de lumière, des charmes embroussaillés de houx sur un talus terreux et pulvérulent où serpente un lierre erratique, avec quelques fougères et de la mousse. Ce sont des charmes aux formes hirsutes, il y a des têtards bosselés, des maigrelets et de plus robustes, un duo à troncs collés, un éventail bousculé, une lyres tordue, un dragon figé, des silhouettes en génuflexion ou en courbette, mais sans autre prière que de revendiquer un peu plus d’espace vital. L’envie est irrésistible de voir de plus près chacun des arbres, de les toucher ou au moins de redessiner avec les yeux leurs formes, de se frotter le cuir chevelu aux feuilles et peut-être de s’y rafraîchir quelques idées, et pour cela il est nécessaire de grimper sur le talus asséché dont la terre s’éboule en poussière sous chaque enjambée, puis sans y prendre garde poser le pied sur le gros tas d’herbe séchée en haut du talus, au bord du pré aux chevaux, près des charmes proches de la lisière. Le pied s’enfonce dans quelque chose de mou, le foin jeté là recouvre traîtreusement un amas de crottin, alors le pied s’arrache aussi vite que possible. De la merde révélée, du purin stagnant, s’exhale une puanteur suffocante qui monte dans l’air surchauffé. On a donc balancé le fumier et l’herbe fauchée vers les charmes, par-dessus les trois rubans élastiques de la clôture. Plus bas un des charmes épargné par cette offense est enlacé par l’oeuvre d’art, une charmante bimbeloterie de fleurs artificielles qui prennent peu à peu la même coloration gris clair que les méplats lustrés du tronc. Maigre est la consolation! Momec ne repart pas seulement sur le chemin obscur, il est en quelque sorte devenu en son for intérieur ce sentier obscur. La part d’ombre de Momec, c’est un sac de peccadilles, quelques tourments, l’une ou l’autre bêtise, mais surtout de silencieux ramages. et emportées dans l’esprit des formes inavouables d’un noir pareil à celui des esquisses tracées au fusain par un voyeur pince-sans-rire. (2015)

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