Tilleuls de l’enfance.

Les deux tilleuls de l’église Sainte-Geneviève à Florée sont présents dans mes plus anciens souvenirs, or l’impression de puissance qu’ils me donnent aujourd’hui se superpose aux bribes monumentales de la mémoire, exactement comme leurs frondaisons touffues en se mêlant cachent la tour massive de l’église, vieil édifice fortifié, de grès et de calcaire. Alors, c’est toujours la même inquiétude qui revient et qu’il me faut lentement apaiser. Auprès des tilleuls, au sortir de la messe du dimanche, tandis que les adultes restaient à bavarder gentiment ou à échanger quelques ragots, je batifolais avec les autres gosses, nous nous pourchassions en escaladant les deux socles de racines noueuses qui émergent pour encadrer l’allée des paroissiens, étirant leurs lacis épais de formes rondes et polies, ou évidées en gouttière. Mes pas ont martelé leur part de cette usure mais sans doute les racines ont-elles aussi usé mes pas, il s’agissait surtout de se toiser entre gamins, mais en est-il un qui se sentait vraiment à la hauteur ? Je revis un peu de cette enfance quand surviennent trois garçons qui grimpent à vélo le raidillon du Parvis, le plus jeune traîne, ahanant, épuisé par l’effort, il abdique et s’arrête avant de pousser sa bicyclette, malgré les encouragements railleurs des autres. Plus loin un hérisson traverse la route, la moitié de sa carapace arrachée montre en béance les carmins, les écarlates des chairs qui s’assèchent et se cicatrisent. Le carnassier impulsif qui croyait tenir une proie succulente l’aura regretté, la gueule criblée de picots! La blessure dont la rémission m’émerveille n’est-elle pas une image juste de ce que sont devenus en moi les souvenirs de mon enfance ravagée par le fatras des regrets qui sont à un rien près la somme des désirs inassouvis ? Arbres vigoureux je vous aime parce que vous êtes, par votre stature, par la santé exubérante de votre feuillage, un contrepoids si utile aux croyances perdues qui m’ont fait marmonner tant de prières machinales dans le sanctuaire, au long d’une enfance remémorée, ressentie comme une blessure dont j’aspire à connaître l’improbable guérison. (1983)

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