Arbres de mon chemin.

Ils seront sans relâche les présences privilégiées marquant la mémoire de chaque passage, là où une insistance particulière naîtra d’un regard, d’un désir, d’une attente… Arbres, témoins actifs parmi les arbres… Le premier est le vieux hêtre pourpre de Boetendael, à Uccle, que j’aperçois quand je monte l’avenue Brugmann, emporté au travail par le tram 92. Je le vois chaque matin si je veux, si je lui accorde une pensée au bon moment, et parce que j’y manque trop, une telle pensée me paraît à force contenir une promesse de résistance plus judicieuse à la mornitude quotidienne. Même si je suis vite repris dans le mouvement de l’absence, une émotion incisive, aux effets imprévisibles, s’insinue, qui montre mieux l’envers du décor: la dimension, la structure du vivant tenace. Je sais que le hêtre est le vestige d’un ancien parc; aujourd’hui, un enclos infranchissable le protège qu’entoure une pelouse où personne n’a le droit de mettre le pied, il est devenu l’ornement contesté d’un ensemble d’immeubles à clapiers de luxe pour familles humaines. De temps en temps, trop rarement, je m’approche du hêtre, mais sans jamais pouvoir le toucher. Sa courte base torse et fourchue est pourtant un tronc énorme, boursouflé, la raison spectaculaire qui lui valut d’être jugé digne de survivre par les administrations, malgré l’acrimonie des propriétaires. Mon regard s’abreuve du seul coin de paysage où domine à profusion le feuillage vineux, luisant du hêtre dont la masse sombre contraste avec la blancheur gracile de quelques jeunes bouleaux qui poussent à proximité. A contempler le grand arbre je ne vois plus s’aligner les dérisoires balcons en plexiglas fumé, j’oublie la laideur répétitive des buildings où je ne voudrais pas vivre et dont les volumes sans surprise m’oppressent. Il y a là non pas un arbre qui masque la forêt — et quelle forêt sinon les promiscuités redoutables ? –, mais l’envers sensuel, donc plus vivable, des murs qui de manière si absurde nous séparent et nous occultent tout en agglutinant nos vies privées.  (1983)

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