A la belle saison son feuillage tout en rondeur s’inscrit dans le ciel par dessus les enclos, les jardins et au-delà des dernières maisons du hameau de Wagnée. Aujourd’hui l’éventail de sa ramure imprime avec netteté la noirceur de ses multiples branches dans la pagaille houleuse des nimbostratus. Le chêne a grandi là au bord du chemin qui tout au long de mon enfance était juste le chemin de terre, sans autre précision, et qui est resté pour moi l’archétype de tous les chemins de terre. C’est là où maintes fois mes croûteuses guibolles arpentèrent le bourbier, où j’aimais courir entre champs et ciel à perdre haleine, où il m’arrivait aussi de m’enliser jusqu’aux cuisses dans la neige, mais la neige tombée abondamment la veille a fondu et ne se maintient que sur les revers exposés au nord. Je devrai me contenter de patauger, mais la dégoulinante gadoue ne me décourage pas d’aller voir le chêne de plus près. A coup sûr il n’a pas cinquante ans, il s’est développé en douce et en dépit de certaines menaces, je ne peux dater son apparition, voilà au demeurant un arbre hirsute, finement branchu de bas en haut, et plus jeune que moi.
Même s’il est comme endormi l’arbre est un espace vivant, vu avec insistance il est d’une réalité sans pareille. De sa vie l’arbre est dense jusque dans la lumière tamisée par les nuages. L’arbre est proche et si je me donne la peine de partager son intimité, il est encore, il est toujours plus vivant. L’arbre n’est pas silencieux, il bruisse, mais son langage est un monde à lui tout seul. Par le plus grand des mystères l’arbre est pourtant accessible, jusque dans l’ébauche de ses racines qu’on peut voir s’enfoncer dans les feuilles mortes. Je peux toucher son tronc un peu plié, son écorce d’un gris vert craquelé, où de petites blessures n’ont pas encore cicatrisé. Il a été plus d’une fois heurté par les machines agricoles. L’arbre a beau pousser sur le talus qui sépare le chemin du champ, il occupe un trop mince territoire en friche: il gêne. L’arbre est nu de la terre au ciel, exposé aux vicissitudes et n’empêche, même s’il en est pour prétendre le contraire, il n’appartient à personne. (2005)