Depuis l’été pourri où nous n’avions pas pu monter jusqu’ici, j’avais pensé plusieurs fois y venir, mais je n’imaginais pas que ce serait pour que les enfants prennent l’air avant de nous rendre à l’hôpital où ma mère attend que dans la crosse de l’aorte se dissolve le caillot dont elle a failli mourir. Sur le chemin qui dévale le versant de la Meuse à Dave, au travers du Bois du Duva, Joseph Roland, facteur des postes, fut assassiné le 3 février 1886 vers 11 heures du matin. Dans la chapelle érigée en commémoration rien ne reste à piller! Par le sentier interdit — danger, danger! annonce-t-on — nous pénétrons sur le territoire du propriétaire sourcilleux et remontons vers l’orée, en contrebas de la ligne de crête où tantôt un vent terrible nous bousculait. Le frêne, superbe, un des plus beaux que j’aie jamais vus, apparaît brusquement au milieu d’un roncier. Quelques mètres à trébucher et nous rejoignons sa silhouette massive et noueuse, pour caresser tout autour les rainures de son écorce et pour lever les yeux tout contre lui vers la cime heurtée par les bourrasques.
Durant l’hiver la vie sommeille et c’est aussi la douleur de la vie qui veille dans l’opaque. Et l’arbre est vivant, et dans l’arbre, la douleur engourdie. Les branches s’étirent nues, noires sur le gris agité du ciel et respirent. De légères pensées s’élèvent vers le seul vertige, vers la plus haute confluence, où les forces se dispersent remuées avec du souffle, se libèrent, hors de l’abîme pour se recomposer, neuves à travers ce qui paraît immobile, inébranlable, et qui ne l’est pas — à cause de tout ce qui porte la mort, qui est partout, dehors et dedans… Mais surtout l’espoir est tenace: au coeur du tronc pénétrante énergie, et qui croît, l’élan donné d’une possible résurrection. (1993)