Un détour et au-delà.

Seule la promesse d’admirer un vieux tilleul a détourné le cours de notre voyage par Lottert et Thiaumont, et c’est ainsi que nous arrivons dans un village paisible et cossu où l’église étrangement semble tourner le dos aux maisons. Nous entrons donc par l’arrière en traversant les vestiges d’un cimetière où des stèles fendues, ébréchées, s’adossent de part et d’autre à l’enceinte ou au mur crépi de l’édifice, avec des croix de guingois, des têtes de mort aux orbites creuses, des têtes de morts embrochées par les traditionnelles paires de tibias, on y voit même des coeurs opulents, mais que vaut un coeur de pierre comparé à un coeur où palpite un flot de sang ? Le tilleul, on le devine à peine, il est calfeutré derrière un chamaecyparis très touffu et le clocher aux moellons de schiste. Peu à peu se montre à contre-jour la masse bosselée du tronc, l’arbre fait corps de toute la hauteur de son feuillage avec la tour, dont seule la pointe d’ardoise le surplombe avec son coq de cuivre verdi, là-haut perché par-dessus une croix vissée de traviole sur un globe, tandis que dans le ciel les nuages défilent vite car le vent est vif. Patricia attire mon attention : dans la propriété voisine, au-dessus du mur, un rosier grimpant réussit à faire émerger ses fleurs à travers un épicéa. Le tronc du tilleul est creux et maçonné à deux endroits. D’un côté les pierres sont cimentées avec soin, éclairées d’un peu de lichen jaune, la maçonnerie se confond dans la coloration gris-vert de l’écorce moussue et craquelée. De l’autre côté, la béance s’étire sur plusieurs mètres du pied à la base des branches, le travail semble plus ancien ou un peu bâclé, et les pierres sont disjointes. Entre le haut des deux obturations s’ouvre une large blessure qui marque l’arrachement d’une grosse branche. La cloche sonne, égrène de la sérénité, il est huit heures, il ne devrait rien arriver de fâcheux, tout va bien : un sombre épicéa s’éclaire de roses, le tronc d’un très vieux tilleul est obturé comme une dent creuse. Pourtant ce que je vais bientôt apprendre est déjà accompli et peut-être évoqué en ombres chinoises dans le clair obscur par des silhouettes de brindilles ou des formes de coeur parfois trouées. Après le tilleul on arrive enfin au soleil et la vue s’ouvre sur la campagne, avec en contrebas un pré envahi par l’oseille et les orties. Je m’inquiète qu’il n’y ait sur l’arbre que peu de fruits visibles, à vrai dire certaines branches en sont plus chargées, comme celles qui débordent sur la prairie, vers l’ouest, où le soleil éclaire l’arbre, mais les bractées dorées jetées par le vent et qui jonchent le sol ainsi que la frondaison pleine de mystère feutré vers quoi je lève les yeux me rassurent quant à la vitalité du tilleul. J’admire comment les deux branches maîtresses se plient, se déploient, se divisent en se courbant, en se tordant de tous côtés, certaines boursouflées de coudes cagneux ou de protubérances prolongées de bras multiples. En contournant l’église, vers quelques maisons et leurs jardins aux haies luxuriantes, j’avance sur un espace en friche tapissé de lierre, de chicorée, d’herbes folles et de renouées invasives dont les rameaux rougeoient sous les feuilles. Patricia m’appelle, il est temps de partir, « oui, oui, j’arrive dans deux minutes ». Il est maintenant huit heures quart à l’horloge du clocher, et je ne sais toujours rien de ce qui est déjà inéluctable et qui dans mon esprit va se lier pour toujours au tilleul de Thiaumont. Quel message amical et désolé va séparer le temps entre un avant et un après ? Je reviens par le chemin pavé que les pierres tombales encadrent par-ci par-là, je déchiffre des noms, des dates, des âges, certaines inscriptions sont illisibles, beaucoup sont rédigées en allemand, j’énumère des prénoms : Henri, François, Marie, Jeannette, Nicolas, Michel… Bien des gens qui vécurent ici sont morts, les stèles sont cassées, quelques débris d’un rébus sans solution s’éparpillent jusqu’ au pied du tilleul, en revanche l’arbre même perforé par le temps vivra sans doute encore longtemps comme vit dans ses poèmes l’esprit d’un poète… Arbre ou esprit : il faut savoir se détourner de son chemin, traverser un cimetière en déshérence, on commence alors à contre-jour à les découvrir, blessés, tourmentés, mais tellement vivaces. Quand je franchis la grille, Patricia m’appelle encore et me tend son téléphone. J’entends Antonio Moyano me dire : « Jacques Izoard est mort. » (2008)

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