Chaque soir désormais j’y débarque sur le gravier rouge ou sur les petits pavés ronds du quai. Mes yeux se tournent presque toujours à gauche où, perpendiculairement aux jardins privés de l’avenue de Monte-Carlo, s’étire une sorte d’étroit no man’s land en friche, une séparation hirsute que peuplent les herbes et les ronces, puis les tignasses mêlées des clématites aux aigrettes argentées et soyeuses, où émergent un amas de planches, une brouette renversée, une balançoire multicolore, quelques poules évadées d’un enclos voisin, mais aussi deux robiniers inattendus qui forment un grand V comme celui de Vorst sur le panneau de la gare. L’ancien nom de cette commune bruxelloise, Vorstbosch (Bois du Prince), est devenu au gré des méandres toponymiques Forest en français et Vorst (Prince) en flamand. Tant de roturiers habitent donc aujourd’hui dans le ventre du Prince! En compagnie d’autres navetteurs rentrant au logis, je contourne l’aubette aux ferronneries peintes en vert foncé, pour sortir entre un terrain de pétanque et un treillis de fortune défendu par un cadenas, de là j’observe mieux les deux arbres, vraiment ils coexistent en V du pied à la cime, un v tout ravagé de vie, où d’un côté le lierre envahisseur est séché, où de l’autre il résiste trop bien. Leurs troncs gris brun cordés sont tendus sur l’oblique du déséquilibre mutuel, les branches minces et noueuses portent avec grâce un feuillage léger. Dans l’herbe, à l’abandon, une branche fracassée: avant de rejoindre l’avenue qui dissimule notre maison au-delà de ses courbes, je cherche en vain la blessure. Peu importe, c’est bien le V de la vie qui me fait signe et m’encourage: malgré trop de raideur mon esprit est toujours capable d’épouser le vertige dont il est issu. (1998)