Après avoir traversé la Durance et nous être égarés à Ventavon, nous quittons la bourgade de Laragne par une petite route qui monte vers Arzeliers en vue d’une longue échine rocheuse aux flancs creux tapissés de forêts. Il fait très chaud, un petit bois nous incite à l’arrêt, des chênes s’alignent de guingois en lisière, laissant émerger leurs racines tortueuses en haut d’un talus de terre rouge. Sans doute est-ce l’ombre des arbres qui nous attire, où par bonheur un peu de vent agite les feuilles, mais peut-être encore plus l’idée qu’un vieux berger solitaire aurait pu parcourir ce bout de campagne avec sa tringle de fer. Attentive au moindre signe, Patricia va et vient dans la chênaie, à la recherche de quelques indices qui nous évoqueraient Elzéard Bouffier, moi je suis plus réservé, plus paresseux, je flâne parmi les chênes rouvres, certains ont une ramure dense en faisceau prolongeant le tronc, ce qui leur donne beaucoup de présence, d’autres sont de forme écartelée, comme en croix, avec des branches qui s’étirent à l’horizontale puis remontent et se divisent. Les cailloux roulent sur le chemin de terre qui mène à la combe Cordeau, nous frôlons les genêts, les aubépines piquantes, les églantiers aux cynorrhodons encore verts, les genévriers aux baies qui bleuissent. L’herbe sèche crisse doucement et se froisse sous les pas. Dans cette herbe ici et là roussie, gisent une canette de limonade, une bouteille de pastis 51, des emballages de crème glacée ou de bonbons rafraîchissants, et même quelques feuilles de papier hygiénique rose. Ce n’est pas quelqu’un aux idées claires comme Elzéard Bouffier qui aurait abandonné de tels détritus. Il faut croire qu’il y a eu en ces parages des réunions peut-être clandestines d’esprits patauds. En cette fin d’après-midi caniculaire, à part le passage furtif de l’une ou l’autre voiture, tandis que sans répit la musique des criquets fait vibrer l’air, hormis nous deux, pas une âme en vue, là-bas loin un toit de tuiles rouges, plus près un chariot en attente de récolte au milieu d’un champ à la paille fauchée, et à l’entrée du chemin rocailleux, sous un chêne plié, tordu, portant blessures étagées, que signifie la boîte aux lettres juchée sur un petit poteau ? Inattendue, anonyme, sans la moindre indication, de quoi est-elle le signe, de quelle attente embusquée au bout du chemin, au-delà du dernier chêne, avec son écorce trouée, sa ramure en éventail où un gros bouquet de rameaux morts sépare en deux le feuillage? Qui viendrait récupérer on ne sait quel message ? Peut-être le rappel griffonné d’une promesse à tenir, ou d’une gageure, d’un pari sur l’incertitude: enfouir chaque gland dans son creux de terre comme on écrit un livre dont on ne verra jamais la fin, ou avec moins de discours planter des arbres comme on donne la vie… C’est peu dire en effet si nous imaginons celui qui aurait planté des centaines de milliers et des centaines de milliers d’arbres au long du récit quelque part par en Haute Provence, ici ou ailleurs. Avec Patricia je marche sous les arbres comme dans le récit à la géographie incertaine, dont la part la plus plausible nous est révélée par les arbres eux-mêmes jusque dans les craquelures de l’écorce grise, noircie parfois, comme cramée, et parfois doublée de mousse ou de lichen vert argenté. Le compte y est sans doute: les plus beaux chênes doivent être presque centenaires, ce qui correspond à la chronologie de Giono. Il est vrai qu’il y a des arbres de toutes tailles, quelques souches même et dans la partie la plus boisée de très jeunes chênes, aussi frêles que ceux dont Elzéard Bouffier se préoccupait. Etait-il, s’obstinant à faire revivre un de ces pays désolés que les livres de Giono nous ont fait aimer, une sorte de héros obscur, comme aimait à se définir Ferdinand Cheval, le bâtisseur du palais idéal de Hauterives ? Des héros obscurs et clairvoyants arpentèrent donc les collines, ils incarnaient le désir intense du renouveau, et ils l’ont érigé avec des pierres ou avec des graines, avec de l’ombre et avec de la lumière. Les arbres nous révèlent des choses enfouies en nous entre le désir de vivre et la certitude de mourir… Ce n’est pas parce qu’ils montrent chicots, moignons, rameaux morts, plaies protubérantes à creux ovale, là où une branche céda, qu’ils sont moins vivants. Ils attirent d’autant plus le regard que les atteintes du temps ne contrecarrent ni la beauté ni les promesses. Ce n’est pas parce que la fructification sera pauvre cette année qu’il nous faudrait supposer improbable le renouveau, même si je n’ai vu, collés deux par deux à des ramilles, que de rares cupules vides, sous des feuilles rendues translucides par la lumière du soleil qui glisse tout doucement vers l’horizon, en allumant des lueurs dorées dans l’herbe, sur la terre rougeâtre comme à l’intérieur des frondaisons touffues. Avec l’annonce du crépuscule, il faut nous arracher à l’idée que bientôt déjà nous pourrions commencer à reperdre le fil de l’histoire. (2008)